Communiqué :Bien-pensance et bien-portance
« Les dividendes sont souvent pointés du doigt en France ; ils sont pourtant le signe d'un capitalisme bien portant » claironne David Barroux, redac-chef des Echos dans l'édition du 14 janvier 25.
On va donc pouvoir sabrer le Champagne dans les locaux du journal économique propriété de M. Bernard Arnault, puisque les entreprises du CAC 40 n'ont jamais distribué autant de dividendes : 72,8 milliards d'euros en 2024 soit + 8,5% !
Le capitalisme est donc dans une forme éblouissante et ses zélés serviteurs ne le sont pas moins. Ravi pour eux, mais quid des autres acteurs de l'économie ?
Le jugement que l'on peut porter sur la santé économique d'une nation dépend très largement des critères que l'on se donne et de la pondération dont on les affecte.
Si l'espérance de vie en bonne santé, le taux de pauvreté, l'étendue des inégalités de revenus et de patrimoine, les performances du système de santé et du système éducatif sont pris en compte au même titre que le taux de croissance du PIB, le taux de profit et d'investissement ou la productivité du travail, alors le tableau français apparaît tout de suite beaucoup moins flatteur que dans la version des Echos.
La déclaration de David Barroux témoigne au demeurant d'une coupable – et peut-être délibérée – confusion entre un système économique et la société qui l'abrite :
le capitalisme étant bien portant, la société devrait donc l'être également ! Galéjade.
Cette démarche correspond à une essentialisation du capitalisme, fautivement considéré comme un système a-historique, en quelque sorte comme l'ordre naturel des choses, et de fait, non soumis à questionnement et remise en cause.
Cela rappelle et prolonge une confusion répandue entre la fin et les moyens : celle qui tend à assimiler croissance économique et mieux-être, croissance et progrès.
« On ne tombe pas amoureux d'un taux de croissance, pas de fétichisme du PIB ! » ont l'habitude de rabâcher les professeurs aux économistes en herbe. La croissance économique n'est qu'un moyen de parvenir à un objectif dont la teneur est définie - singulièrement en démocratie mais pas seulement - par le jeu politique.
Cet objectif (pour utiliser un terme générique) constitue une bonne part du substrat social, c'est à dire de ce qui permet de faire société. Dans sa dimension économique, il exprime notamment le degré d'inégalité jugé acceptable par une communauté. Dans une société comme la nôtre, bercée d'une pensée méritocratique, on imagine que la tolérance aux inégalités sera infiniment plus faible que dans une société de castes à la mode hindouiste.
Le consensus - ou l'expression d'une claire majorité - supposé établi sur les objectifs, il reste à mettre en œuvre les mécanismes économiques les plus pertinents pour les atteindre. La croissance économique qui est l'augmentation de la richesse matérielle mesurée par l'indicateur très imparfait du PIB, en fait sans doute partie, à la condition toutefois qu'elle n'entre pas en contradiction avec d'autres paramètres. Si la croissance économique ne peut être obtenue qu'au prix d'une pénibilité accrue pour les travailleurs, d'une atteinte à leur santé physique ou mentale, qu'au prix de la maltraitance des humains et des animaux, de la destruction de l'écosystème, ou qu'au prix d'un accroissement considérable des inégalités, alors elle échoue dans sa mission.
Supposons une étape supplémentaire franchie avec l'obtention d'un consensus pour une croissance vertueuse, évitant tous les écueils mentionnés, il restera à discuter des leviers à actionner pour l'obtenir.
Or les économistes sont loin d'être tous d'accord sur ce plan qui pourrait paraître purement technique mais qui, en réalité dépend fortement du tropisme idéologique de chacun tant l'économie est imbriquée dans un cadre socio-politique.
Ainsi, les économistes d'obédience libérale, politiquement proches de la droite souhaitent réduire l'intervention de l'état dans l'économie (excepté pour en capter les subventions !) donc réduire les prélèvements obligatoires et accorder une place plus grande au marché et à la concurrence (bien que Trump, quintessence de ce libéralisme économique, qui n'est pas à une contradiction près, décide au plan international de relever drastiquement les droits de douane !). Ceux-là, à la manière de Macron , se prononcent pour une politique de l'offre qui consent des cadeaux somptueux aux grandes entreprises mondialisées et aux plus riches – les premiers de cordée - censés tirer la croissance et provoquer un ruissellement de myrrhe et d'encens. Hélas, les présumés bénéficiaires (classes moyenne et populaire) ont bien du mal à percevoir l'embryon de ce ruissellement, même en chaussant les lunettes roses de M. Barroux.
Les économistes plutôt situés à gauche sur l'échiquier politique considèrent eux, que c'est en mettant l'accent sur la demande que l'on va tirer la croissance vers le haut.
Le PIB, augmenté des importations équivaut à la somme des consommations, des investissements et des exportations. Ces 3 grandeurs constituent les moteurs de la croissance. Et on dirait bien qu'ils sont victimes d'une sévère épidémie de grippe !
La consommation des ménages est en panne par insuffisance de pouvoir d'achat pour les plus modestes, par incertitude et peur de l'avenir pour les autres, qui les poussent à augmenter leur épargne de précaution. Des raisons plus structurelles agissent aussi, comme le vieillissement de la population, les plus âgés consommant moins et épargnant plus pour financer leur dépendance à venir ou pour aider leurs enfants. De la même façon, une prise de conscience écologique incite à une certaine sobriété. Ce n'est pas mieux du côté des investissements : l'investissement immobilier des ménages s'est effondré avec la crise du logement, tandis que l'investissement des entreprises du secteur privé est au point mort en raison des incertitudes politiques et géopolitiques. Seules les exportations, pour l'instant, soutiennent la croissance, grâce notamment aux ventes d'armes et à l'aéronautique. Le secteur du luxe lui-même commence à souffrir notamment à cause du ralentissement de l'économie chinoise et devrait souffrir davantage si Trump met ses menaces à exécution. La logique impose
donc de se tourner vers le secteur public pour pallier la défaillance du privé. Les besoins de la population sont immenses, ne serait-ce que pour la nécessaire transition écologique. Or la puissance publique est devenue l'impuissance publique, tétanisée par la dette. Si en France en 2024 elle atteint 6% du PIB, aux Etats-Unis elle atteint 7,6 % et tout le monde s'en fiche. Le problème réside dans la soutenabilité de la dette eu égard au taux d'intérêt pratiqué, lui-même lié à l'appréciation de la solvabilité du débiteur, et aux détenteurs des titres de cette dette.
Certes le $ constitue la monnaie internationale de règlement par excellence et la solvabilité de l'Amérique s'apprécie aussi en fonction de sa puissance militaire. Ce n'est pas le cas de l'€ et de la France. Mais imaginons que les détenteurs de notre dette soient tous des résidents et des contribuables français. L'état emprunterait donc aux épargnants français et verserait à échéance les annuités à ces mêmes épargnants sur lesquels il peut prélever l'impôt.C'est déjà vrai pour une part de l'épargne domestique mais pas toute loin s'en faut.
Et on doit s'interroger sur le devenir des dividendes chers à M. Barroux et à son employeur. Est-ce en se contentant d'un rendement de 2 à 3 % que l'on devient l'un des hommes les plus riches de la planète ?
Dommage que « les Echos » n'aient jamais eu l'idée de mener une enquête pour nous informer de la destination des dividendes versés à M. Arnault !...
Serge Bornet-Vernizeau