
« Qui a tué Virginie ? » Ce titre annonce une enquête d’un autre genre.
Celle qu’un journaliste, chroniqueur judiciaire, mène dans l’après-coup
d’une histoire « pas pensable ». Tous les travailleurs sociaux, tous les
gendarmes, policiers, tous les magistrats, tous les avocats, tous les
psychologues, gagneraient à le lire.
L’auteur, Julien Mucchielli, leur offre une vue d’ensemble. Or, une vue
d’ensemble, c’est précieux, ça peut donner à comprendre ou à réfléchir
ce qui échappe dans le moment où chacun n’intervient que selon sa
fonction. C’est pourquoi on espère que ceux qui ne lisent « rien sur le
boulot en dehors du boulot », tant il est vital de s’aérer l’esprit
quand on travaille « dans le dur » tout le temps, dérogeront à leur
règle, pour une fois.
« Qui » a tué Virginie ?
Virginie
fut tuée par son père, le 7 octobre 2014. Un père incestueux dès les 8
ans de l’enfant, qui fit d’elle sa compagne et la mère de son
petit-fils. Le « qui » du titre désigne une foule de personnes qui, par
ignorance, par paresse, par opportunité ou par obéissance au discours en
vigueur à l’instant T (autrement dit : en faisant ce qu’on leur
demandait de faire) ont rendu possible cet assassinat.
A la page 218,
on lira : « (…) depuis le déclenchement de l’affaire, les juges,
enquêteurs, éducateurs, psychologues ont fait des choix qui ont affecté
le cours des choses (…). Et ces choix n’ont pas surgi ex-nihilo, ils
sont le produit d’une société qui favorise la perpétuation de ‘l’ordre
social incestueux’ » – référence à l’anthropologue Dorothée Dussy*.
Avant
de se défendre de ce que ça fait, de lire une telle assertion, on
devrait lire le livre pour comprendre ce qu’elle signifie. Ça n’est pas
une mise en accusation, c’est un constat. Un constat dont on se défend,
justement, tant il est indigeste, inconfortable. Un constat qui agresse ?
Raison de plus pour se risquer à découvrir cette terrible histoire
éclairée par un regard rigoureux et informé.
La loi française ne dit pas « non »
Julien
Mucchielli reprend toute l’affaire. Il est allé rencontrer les
survivants de cette famille, les avocats. Il s’est déplacé, s’est rendu
sur plusieurs lieux. Il a lu les procédures auxquelles il a pu accéder.
Il a assisté au dernier procès. En arrière-plan, une question insiste à
chaque page : comment se fait-il qu’il soit si facile d’ignorer,
excuser, minorer, repeindre en rose, l’inceste - pourtant vendu en cours
au lycée comme « le tabou », « l’interdit fondamental » ?
On trouve
un bout de réponse dans un fait élémentaire : si l’inceste est présenté
comme un « tabou » dans les cours de lycée, ou à la fac, eh bien la loi
française, elle, ne l’interdit pas franchement. Tuer, c’est interdit,
franchement. Voler, c’est interdit. Violer, c’est interdit. L’inceste ?
Quand l’enfant est majeur, on le suppose libre de consentir ou pas et ça
débat dans les prétoires. La loi française ne dit pas « non ».
Comment cette histoire prend, grâce au livre, une dimension sociale qui cingle
Le
dossier Denis Mannechez, c’est l’histoire d’un homme qui a embarqué
toute sa famille dans un délire pervers ivre de domination, de
violences, de viols, de maltraitances diverses et variées. C’est
l’histoire d’un homme devenu un criminel. C’est aussi l’histoire d’une
épouse qui fut complice (auteure) des viols de ses filles et des
maltraitances infligées à ses fils, et soumise (victime) au règne de la
terreur et d’une sexualité perverse.
C’est aussi l’histoire
d’enfants battus, sous-alimentés, terrorisés, et des deux filles violées
depuis leurs enfances, dont l’une était « la préférée » du père. Elle
deviendra sa compagne. Elle mettra au monde un enfant, leur enfant. Et
mourra, après s’être enfin enfuie, retrouvée par cet homme alors possédé
par la haine, qui tuera sa fille d’une balle dans la tempe.
Cette
histoire ne serait rien d’autre que sordide sans l’énorme travail de
Julien Mucchielli pour sortir de l’opacité tous les mécanismes à
l’œuvre, au sein de cette famille comme au sein des institutions du
pays, qui n’ont pas su être claires tout en essayant de l’être. Tout ce
que le journaliste a pu collecter de faits sensibles, de témoignages,
s’ordonne dans les différents cadres des différentes procédures et
l’histoire prend une dimension sociale qui cingle.
Il faut un courage certain pour ne pas reculer devant ce cloaque
On
salue son courage car l’époque promeut massivement, et toute honte bue,
le mensonge, la violence, la bêtise, le cynisme, et par voie de
conséquence, la lâcheté. Dans ces conditions, travailler à tenir des
positions éthiques dignes de ce nom, travailler à faire l’effort de
réfléchir, de se battre (y compris contre soi-même) pour y voir un peu
clair et dire les choses, eh bien ça demande du courage, un certain
courage, oui.
Que se passe-t-il pour que l’inceste, décrié tout
autant que la maltraitance des enfants, puisse en réalité, non seulement
exister mais trouver une forme de tolérance jusqu’à devenir, dans cette
affaire, une histoire d’inceste « heureux » ? (« L’inceste heureux »
fut plaidé au procès d’Amiens) Rendre l’inceste « acceptable », au nom
des discours de victimes sous terreur et sous emprise et l’absence d’une
loi qui confirme l’interdit, qui l’affirme.
La société et son mythe de la famille
On
songe à une phrase qu’un des frères dit à Julien Mucchielli lorsque
celui-ci l’interroge sur le sort fait à ses sœurs : « On le savait sans
le savoir. » C’est exactement ça : on sait mais on sait pas. Pourquoi ?
Parce que « savoir », quel que soit le sujet, ça engage. Et ça… il faut
pouvoir le supporter, l’assumer, accepter d’aller au bout de ce que ça
vous fait vivre. Et ça… personne n’en a trop envie. (On s’adresse aux
adultes, pas aux enfants, s’il faut le préciser, ndla)
D’autant qu’en
arrière-plan (si vous n’en êtes pas convaincus, lisez donc cet
ouvrage), ce qui s’impose, c’est la sainte famille. Toujours. C’est
finalement la représentation de la famille véhiculée dans le corps
social qui mène tout le monde, pour le malheur des enfants du couple
Mannechez comme pour bien d’autres.
Ce mythe a la peau dure. Tout le
monde en fait des caisses sur « la famille » comme si c’était ça qui
était, au fond, important, comme si chacun de ses membres ne pouvait
exister que rapporté au tout du « corps » familial. Négation du sujet,
au profit du tout. Comme si une famille était une mini-société, mais non
!
C’est ainsi que cette famille-là s’était organisée : nul
n’existait en dehors de la soumission au père, lequel ne se référait à
rien. Pas de référent, même pas à un principe, à une valeur. Rien. Pas
de respect des autres. Rien. Par contre, sa famille donne à voir toutes
les apparences requises par le corps social (qui s’en trouve rassuré ?).
Un bon niveau de vie, un père qui travaille, une maison, un jardin, de
beaux enfants : insérés. On n’est pas dans le champ si facile à aborder
des familles « carencées », « dysfonctionnelles », « pauvres », « pas
instruites ». Celles-ci, ça va, on a toujours de quoi les juger. Mais
celles qui cochent toutes les cases de la convention sociale ? Il peut
se passer ce qu’on veut derrière les murs, on n’ira pas s’en soucier.
La manipulation par les (bons) sentiments
Pour
preuve : ce Denis Mannechez à l’enfance terriblement abîmée se sert de
ça. Il s’en sert comme d’un outil, pour manipuler son entourage. Car,
s’il réussit professionnellement, « le pauvre » se plaint beaucoup. Pour
sa famille : « il a tant souffert » (page 138). C’est l’argument
d’autorité de l’enfance malheureuse. Il peut servir à s’amalgamer les
autres, à les plonger dans la confusion pour les mettre à son service à
soi.
C’est déjà un peu tordu comme procédé, mais ça marche à fond la
caisse : ça n’engage à rien, hein, et puis ça fait bien de dégouliner
de compassion. A ceci près que c’est déjà secréter quelque chose de
pathogène pour les petits, les enfants, qui ne savent rien et à qui on
n’apprend rien, sinon à s’écraser au nom du malheur passé d’un adulte.
Le monde à l’envers ? Le monde tel qu’il va, bien souvent.
Le coût écrasant de certains rêves
Il
existe un aveuglement social, « volontaire », écrit l’auteur : tout
pour continuer à rêver la famille comme on rêve l’amour, plutôt que de
consentir à « savoir » qu’il est préférable de grandir « sans père »
plutôt qu’au côté d’un père incestueux. Les pages de « Qui a tué
Virginie ? » sur les rapports des services sociaux au moment où les
parents étaient en détention provisoire et les fils, placés dans des
foyers, accablent, vous êtes prévenus.
Impensé, déni, « indifférence généralisée »
Lutter
pour sortir d’un impensé (tant ces questions sont difficiles), pour
sortir d’un déni (ce n’est pas parce qu’on en parle beaucoup que ça
change quoi que ce soit dans nos esprits respectifs) collectif et
singulier, c’est un boulot colossal. « Qui a tué Virginie ? » s’y
attelle, sans relâche. C’est un livre terriblement exigeant, de ce point
de vue, mais qui se lit aisément.
« Qui a tué Virginie ? » porte sa
singularité parce que ce n’est pas un livre de témoignage. C’est un
récit augmenté d’analyses, de réflexions et de pistes de réflexions, au
fil des pages. L’auteur ne recule devant aucune des difficultés qui
pourrait retenir ou modérer sa position et, au détour de certaines
pages, se fait incisif, mordant. « La famille est l’institution la plus
criminogène » (page 52, l’auteur étaye l’assertion, évidemment), « cette
affaire (…) au-delà du manque de formation des personnels de
l’éducation, démontre l’indifférence généralisée quant au sort des
enfants maltraités ».
Le code civil versus le code pénal
Dans
le livre de Julien Mucchielli, il est question de « perversité ». Le
mot apparaît à la page 137 sous le stylo d’un expert psychologue** bien
conscient, lui aussi, que si le code civil « ne permet pas la confusion
des générations » (page 69 : Denis Mannechez n’a pas pu reconnaître
l’enfant de Virginie comme étant le sien : on ne peut pas être le père
et le grand-père de la même personne. Cela dit, la mère était du même
coup la sœur de son propre fils, généalogiquement parlant), la justice
pénale, elle, applique des lois dont les textes, s’ils évoluent, restent
encore loin d’un cadre clair et rigoureux.
Des avocats dont certains sont peu mordus de déontologie (et d’autres, si)
Les
pages consacrées aux avocats sont savoureuses. Leur déontologie mise à
mal pour le plaisir d’une rhétorique capable de passer de « l’inceste
consenti » à « un inceste heureux » est amenée concrètement (et les
portraits sont savoureux aussi), pour le kif de devenir une personnalité
publique, médiatisée (et donc courtisée), mais aussi par cynisme à
l’occasion. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Mais oui.
En face,
quelques portraits d’avocat(e)s rigoureux-ses et attaché(e)s à la
déontologie qui encadre leur profession, ainsi qu’au serment
qu’ils-elles ont prêté. Ceux-ci ressentiront leur impuissance à devenir
audible quand en face, le front est dressé.
La justice « inefficace »
Le
père est jugé pour viols sur mineures et violence sur ses fils, la mère
pour complicité dans les viols. On est en 2011. Le livre relate le
procès, les enjeux, le récit concocté aux fins de défense et donne le
verdict. En appel, le père est acquitté des violences sur ses fils
(auquel le livre rend justice, leur donne place et consistance) et
condamné pour les viols de ses filles pendant des années, à 5 ans de
prison dont 3 avec sursis, son épouse est condamnée à 4 ans de prison
dont 2 avec sursis. Vu les mois de détention provisoire, le quantum
restant sera aménagé : c’est la fête.
Tout au long du récit, on
rencontre les erreurs ou les manquements des uns et des autres pour une
multitude de raisons que le livre courageusement affronte. On note au
passage la rigueur de l’auteur qui ne manque jamais d’informer le
lecteur de l’état des lois à tel ou tel moment (lois qui conditionnent
aussi les décisions judiciaires). L’idée n’est pas d’accuser tel ou tel
mais de montrer, en le déployant pour nous, à quoi les choses tiennent,
et à quel point les fonctions font chaîne.
Des questions :
Comment
la justice peut-elle intervenir si le corps social lui-même n’est pas
un peu au clair avec ces questions ? Comment la justice peut-elle être «
efficace » quand les textes des lois restent imprécis ?
Comment la
justice peut-elle faire office de couteau séparateur (donc salvateur)
quand tout le monde (travailleurs sociaux, gendarmes qui ferment les
yeux sur la violation d’une interdiction de contact, la victime
elle-même qui se range du côté de l’accusé, les avocats qui se
saisissent d’un argument pervers au service de la glu familiale qui
pourtant a tout détruit, etc.) – quand tout le monde pousse dans le sens
inverse ?
Il faut avoir de la considération pour l’institution
judiciaire pour ne pas accepter sans mot dire qu’elle faillisse à ce
point. On ne peut pas rester chroniqueur judiciaire si on n’a pas peu ou
prou la conscience de ce que la tâche de la justice (dont nous voyons
pourtant toutes les imperfections, tous les défauts) a de noble. De
noble, oui, quand il s’agit d’ouvrir une voie là où elle était fermée,
quand il s’agit de trancher pour sortir des victimes de leur confusion,
pour sortir l’accusé lui-même de l’opacité dans laquelle il se complaît.
De noble, enfin, quand elle concourt à faire œuvre de civilisations en
dépit des errements, des bassesses, de tout ce qui fait le lit et la lie
de l’humanité.
Un effort d’intelligence, au sens éclairant du terme
Cette
affaire, comme on dit, est « paroxystique ». Il y en eut d’autres, il y
en aura, aussi. A ce point c’est plutôt rare mais on peut, à les
analyser, y trouver des leviers de réflexion. Le livre de Julien
Mucchielli s’y emploie. C’est qu’il s’agit d’êtres humains, pas
d’extraterrestres. On peut se servir de figures « monstrueuses » pour
faire frémir le public (Halloween toute l’année), on peut s’en saisir
pour faire un retour réflexif : s’il s’agit d’êtres humains, alors il
s’agit de nous tous.
Un ouvrage documenté
Ce livre,
intelligemment documenté, peut soutenir chacun dans l’effort de penser
ce qui est si difficile à penser. Il rappelle que le mot « éthique »
n’est pas un mot vain dans ses effets. Il rappelle que celui de « morale
» vient servir souvent des intérêts et qu’il peut servir aussi à
couvrir des actes que la morale elle-même réprouve, comme on dit. C’est
là le comble de la morale.
Virginie Mannechez est morte d’une mort
violente donnée par son propre père, le 7 octobre 2014. Son fils n’avait
que 12 ans. Denis Mannechez a abattu, le même jour, le garagiste qui
employait et hébergeait Virginie, pour la protéger. Il était étranger à
toute cette histoire, il était père d’un enfant de deux ans.
Le 19
décembre 2018, Denis Mannechez est condamné à la réclusion criminelle à
perpétuité. On le retrouve mort dans sa cellule, deux jours plus tard.
Le
livre, disions-nous, se lit bien parce qu’il nous raconte une histoire,
mais on en sort éprouvé d’avoir suivi son auteur sur le fil tendu de la
rigueur qui l’anime et qui devrait, si on a bien compris, guider chacun
d’entre nous. Alors, qui a tué Virginie ?
Florence Saint-Arroman
“Qui a tué Virginie ?” de Julien Mucchielli, éditions Globe, octobre 2025
(1)
Sur les lois et leurs évolutions, on laisse chacun se documenter, y
compris sur la loi de 2021, et sur les débats parlementaires en cours
qui visent à réécrire les définitions du viol et de l’agression
sexuelle, dans le code pénal.
*”Le berceau des dominations”, Dorothée Dussy, 2013
**Jean-Luc Viaux auteur de “Les incestes : clinique d’un crime contre l’humanisation”, 2022.
